Il y a 2 ans, certain.e.s d’entre nous ont pu suivre une conférence en ligne qui abordait le sujet du racisme dans la scène swing actuelle. D’entrée, une personne a interpellé Marie Ndiaye et Nicole Rochelle, alors parmi les conférencières, pour leur dire : “je ne comprends pas le lien entre racisme et jazz.”. Silence. En une phrase, le problème fut posé. Plutôt que de vous laisser dans une impasse, nous allons tenter d’expliquer quels sont les liens entre swing et racisme.
Avant-propos : je m’apprête à passer sur plusieurs sujets qui mériteraient d’être approfondis. Nous reviendrons à travers d’autres articles sur les sujets abordés brièvement dans ce papier.
Je précise également que je suis une personne blanche qui écrit sur le sujet du racisme. Donc, tout ce que je vais partager provient de ma propre perception, d’après des échanges avec des personnes concernées par les oppressions racistes et par l’écoute de conférences et la lecture d’articles. Quant à l’équipe Shake That Swing, elle est mixte. Toutefois, personne n’est de la culture swing d’origine.
Un état des lieux de la scène swing
Quand je raconte à mon entourage – proche ou non – que je fais du swing, les premières réactions sont toujours super positives : “c’est une danse tellement joyeuse !”, “j’adore les looks rétro”, “ça doit te faire un bien fou cette danse !”. Alors oui, c’est vrai.
Cela fait partie des raisons pour lesquelles j’aime cette danse. Elle me fait du bien. Danser le swing me permet d’extérioriser beaucoup de choses, d’exprimer toute ma joie et ma créativité. Marie Ndiaye qualifie cela de “happy bubble” (bulle de bonheur). Une bulle de bonheur que l’on a le privilège de connaître lorsque l’on est une personne blanche. Une bulle de bonheur qui n’est pas celle des personnes racisées.
A titre d’exemple, c’est comme lorsque l’on est une femme et qu’on se ballade dans la rue. Rien ne nous permet de nous sentir à 100% en sécurité : on doit faire attention à tout. Aux bruits, aux personnes autour, au trajet que l’on choisit, à notre tenue, etc. En tous cas, c’est ce vécu là qui me permet de comprendre les oppressions racistes.
Un jour, je discutais avec un ami et on faisait ce constat : “Le swing, c’est une danse de culture noire mais… y’a quand même beaucoup de personnes blanches ici !”
Regardez autour de vous quand on danse en social : combien de personnes noires voyez-vous ? Soyons franc.he.s : on en compte très peu.
C’est ça la réalité des choses : le swing est un art de la culture noire. Aujourd’hui, il est avant tout représenté par des personnes blanches. Pourquoi une telle évolution a-t-elle eu lieu ?
Le swing, un art issu de la culture noire.
Bon, parce qu’il est important de reprendre les bases (même si les newsletters “culture swing” de Shake That Swing sont fabuleuses pour cela !), (re)voyons ensemble d’où vient le swing.
Avant le swing, il y avait les work songs
La musique et la danse font partie intégrante du mode de vie des communautés en Afrique. Lorsque les populations africaines ont été enlevées par les blancs, pour être amenées de force en Amérique et y devenir esclave, elles ont pris avec elles la musique et la danse. Les deux seules choses que les esclavagistes ne pouvaient pas leur voler.
A travers les champs de coton, les voix, les rythmes et les danses sont devenus les seuls moyens de communication des esclaves. Ces mélodies sont appelées les “work songs”. Ces work songs permettaient non seulement de communiquer mais aussi, de se donner du courage.
Si vous avez vu le film “12 years a slave, vous avez aussi vu cette scène de work song :
Au fil des décennies, cette culture musicale a perduré et évolué parmi les communautés noires aux Etats-Unis. Spirituals, Ragtime, Gospel, Jazz, Blues, Rock, Rap, etc. Toutes ces sonorités sont des héritières directes de ces chants d’esclaves.
À lire : cet article de Jazz History Tree sur les work songs (disponible en anglais).
Le swing est politico-social
Dès les années 20, principalement à New-York dans le quartier noir de Harlem, le swing s’est étendu, avec l’essor des Big Bands (orchestres de jazz), très populaires à l’époque. En 1926, naît le fameux club The Savoy Ballroom, dans lequel s’est développé le lindy hop, une des danses phare du mouvement swing. Ce fut la danse la plus populaire des années 30.
Véritable berceau du jazz et laboratoire artistique, le club servira tant l’évolution de la danse que de la musique. C’était alors l’occasion d’explorer, de créer entre musiciens et danseur.se.s. Le club servait également de tremplin professionnel, mettant en avant les artistes à travers des démonstrations et des compétitions. Le Savoy Ballroom était aussi le premier lieu dans une Amérique ségréguée, où les personnes noires et les personnes blanches dansaient et jouaient ensemble. Je ne sais pas si vous avez conscience de l’immensité politico-sociale du truc ?
Le jazz est vecteur de mixité. C’est grâce au jazz qu’on a entendu les premières paroles dénonçant la ségrégation aux Etats-Unis (en 1923, avec le morceau What Did I Do To Be so Black and Blue, repris ici par Louis Armstrong). C’est grâce au jazz que Billie Holiday a raconté ce Strange Fruit. C’est aussi grâce au jazz et au swing que des orchestres ont été composés de musiciens noirs et blancs. Pas de jazz, pas de Joséphine Baker !
Bref, dans un pays dicté par des lois racistes jusque dans les années 70 (et dont l’héritage social persiste encore aujourd’hui), le jazz a permis de libérer les corps et les maux.
Je vous invite à consulter ce site sur l’histoire du lindy hop. Il est disponible uniquement en anglais : https://ilindy.com/history/
Le swing, un art blanchisé ?
Aujourd’hui, les danses swing sont de plus en plus populaires. On pense à tort qu’elles ont été ressuscitées grâce aux danseur.se.s scandinaves dans les années 80. En réalité, les danses swing n’ont jamais cessé d’exister. Elles n’étaient simplement pas mises en lumière par une culture blanche et mainstream.
Marie N’Diaye n’est pas la seule à affirmer cela dans son papier pour Zazoo Magazine : “On ne connaît souvent pas l’origine de ce que l’on fait, parce qu’elle est passée dans le tambour du blanchiment : on a effacé sa culture noire pour qu’elle soit plus accessible aux personnes blanches.”.
Qu’est ce que ça veut dire ?
Les danses swing, qui existent depuis les années 20, ont été adaptées à un public blanc, occidental. On a appris à compter la danse d’une manière qui n’existait pas, pour que les personnes blanches puissent danser le swing. Je me souviens d’un cours avec Aurélien D. qui nous racontait que lorsqu’on a demandé à Frankie Manning de montrer un swing out sur les comptes, il le commençait parfois sur 8, parfois sur 3 et d’autres sur 5. On a rigidifié la danse pour la rendre plus droite, plus chic, plus élégante, selon les standards blancs. Les personnes blanches ont aussi effacé l’essence même de la danse :
“Black dances are about why you move and not how you should move”
Traduction : “les danses noires sont à propos de pourquoi on bouge et pas comment on devrait bouger” retrouvez l’article de Marie N’Diaye juste ici.On a fini par tout intellectualiser plutôt que de vivre la danse pour de vrai.
Le tambour du blanchiment, un phénomène récurrent
Le swing n’est pas le seul art issu de la culture noire a être passé dans le tambour du blanchiment. Ce phénomène a toujours existé et continue encore aujourd’hui – bien que des mouvements comme Black Lives Matter mettent en lumière les problématiques d’appropriation culturelle et d’invisibilisation de la culture noire. Tous les styles afro-américains ont été blanchisés : rock, country, blues, hip-hop, etc. Seules les icônes de ces styles sont des personnes blanches. Oui, Elvis Presley, on pense à toi.
Mais, on revient aux bases
Et ça, c’est la bonne nouvelle ! Grâce aux prises de conscience ayant lieu dans la scène swing depuis quelques années, on revient aux bases de ce qu’est le swing. On réapprend à trouver son individualité dans la danse, à vivre la musicalité, à créer un vrai échange avec son/sa partenaire. Comme le dit Marie N’Diaye : “It’s about showing who you really are, but not about showing off.” (traduction : c’est à propos de montrer qui on est vraiment, mais pas de frimer.”
Par exemple, mes cours chez Shake That Swing me permettent d’échanger avec des profs, comme Sep, qui nous font travailler sur le groove, indispensable au swing – et à toutes les danses, d’ailleurs. On explore les steps du Shim Sham avec Aurélien, on apprend à sentir la musique en son for intérieur avec Maria. Rija nous apprend le Gumboot, Nawelle nous permet d’aller au-delà du swing pour enrichir notre culture dansée. On parle de genre et d’inclusivité avec Aurélien et Alexia. On témoigne d’un swing ultra incarné par Tyedrick et Viktor qui nous ont répété “bring the dance back to music: what are you feeling?”, etc. Bref, les choses évoluent vraiment dans la scène swing actuelle, même si le racisme ordinaire persiste.
Les outils qu’on nous transmet nous permettent de reconnaître les origines de ces danses noires. Toutefois, on peut aller plus loin : s’éduquer en regardant des documentaires, en allant à des conférences ou en lisant des ouvrages sur le sujet. On peut partager nos connaissances auprès de nos collègues du swing. On peut aussi se questionner sur les raisons pour lesquelles ces danses existent. Bref, on peut danser en conscience. Promis, cela ne vous empêchera pas de vous amuser !
Black History Month, un mois de commémorations
Saviez-vous que tous les ans depuis les années 60, le mois de février est aussi le Black History Month, aux Etats-Unis ? L’objectif des commémorations et des célébrations ayant lieu tout au long de ce mois, c’est de mettre en lumière les inégalités sociales qui persistent dans ce pays marqué par un racisme profond. Je vous invite à regarder ces deux vidéos pour mieux comprendre ce Black History Month :
Chez Shake That Swing, nous pensons que le Black History Month ne doit pas se réduire qu’à un seul mois. Au contraire, nous devons évoluer dans notre considération et notre compréhension de la culture noire et en particulier des danses swing. Le racisme ne fait pas uniquement partie du passé. Il existe encore. Notre moyen de lutter contre cette oppression systémique, c’est d’honorer toute la culture jazz et ses origines.
Les liens entre swing et racisme
Alors oui, je sais. Certain.e.s d’entre vous lèveront les yeux au ciel en lisant cet article. Mais, pourquoi ? Pourquoi continuer à ignorer ce qui est en face de soi ? Pourquoi continuer à ne pas écouter celleux qui sont directement concernés par l’appropriation culturelle, l’effacement culturel et le racisme ? On gagne tellement à écouter avec humilité, tenter de comprendre et faire preuve de remise en question et de conscience de sa place par rapport à autrui.
Afin de conclure cet article, je vous propose un résumé des liens entre swing et racisme.
- D’abord, le swing est un art de culture noire, créé dans un pays ultra raciste : esclavage, ségrégation, KKK, etc. Les Etats-Unis ont une histoire marquée par des actes et des événements d’une grande violence envers la communauté noire qui persistent encore aujourd’hui.
- Le jazz et le swing sont des héritiers des mélodies chantées par les esclaves noir.e.s.
- Le swing est un ensemble de danses et de musiques issues de la culture noire. Pourtant, il est aujourd’hui davantage représenté par les personnes blanches. Nous avons participé à l’effacement des personnes noires dans la scène swing, au fil des années.
- Les danses et la musique swing ne sont pas que des moyens d’exprimer sa joie. Ces danses et cette musique sont politiques. C’est dans le jazz que les premiers morceaux sur la ségrégation sont apparus (en 1923, What did I do to be so black and blue). C’est grâce à l’univers swing que les artistes noir.e.s ont pu être sous les projecteurs. Le Savoy Ballroom était l’une des seules salles avec une politique de non discrimination : les personnes noires et les personnes blanches pouvaient y danser ensemble. Aujourd’hui, l’aspect politico-social a été effacé au profit d’une danse amusante.
- Il y a peu de personnes racisées dans la scène swing actuelle.
- Les danses swing ont été récupérées et codifiées pour un public blanc.
Mes recommandations pour lutter contre le racisme dans le swing :
- Se renseigner sur l’Histoire du swing
- Aller à des conférences sur le swing (spoiler alert : 2 conférences sont à venir prochainement !)
- Se demander : pourquoi le swing existe ?
- Inviter des personnes racisées à danser avec vous en social
- Eviter les remarques du type : “normal toi, t’as le rythme dans la peau” (that’s racist)
- S’ouvrir aux autres en créant des échanges bienveillants et respectueux. On agit avec respect en écoutant, pas en commentant systématiquement.
- Échanger avec les personnes directement concernées par ces sujets, avec leur accord.
- Suivre ces comptes Instagram :
- Arrêter de penser que ça n’existe plus. Si on en parle, c’est que c’est bel et bien là.
Références :
http://mariendiaye.com/research?fbclid=IwAR1Tj3sTOOgL17o6qeyPop55XNy4ieJhm7Wea5uRHRYH3cJshlmUYKpD5Ys
Un immense merci à Lionel, Nawelle et Alexia pour leur relecture avisée.